Une nouvelle loi publiée en France septembre 2018 a transposé une Directive européenne sur l’accessibilité numérique. L’objectif est de permettre aux personnes handicapées de bénéficier du même accès aux droits et libertés que les personnes valides dans le contexte numérique. Les projets de décret et arrêté ont été publiés sur le site de la Commission européenne. Ces textes sont complexes et posent de graves problèmes pour la mise en œuvre de cette égalité de droits prévue par la loi.
Cet article est la suite de l’analyse que nous avons commencée dans l’article «Décret RGAA (1/3) : charges disproportionnées».
Comme dans l’article précédent sur la notion de charge disproportionnée, nous vous proposons 2 versions :
- un résumé simplifié, sous forme de listes, pour vous aider à comprendre les points importants de notre analyse ;
- une version longue, plus bas, avec les références légales complètes et le cheminement de notre argumentation.
En résumé, ce qu’il faut retenir
Ce que l’on sait
- La loi prévoit une amende plafonnée à 25000 euros si les organismes ne communiquent pas sur leur niveau d’accessibilité (déclaration d’accessibilité) et ne prennent pas d’engagements concrets dans la durée (schéma pluriannuel, plan d’action annuel).
- Le décret doit dire quelles sont les entreprises concernées par l’obligation légale et le risque d’amende.
- Les organismes du secteur public sont censés être accessibles depuis 2012, ce qui n’est pas le cas.
- La France doit dire comment elle va faire pour suivre l’application de la loi dans le pays :
- qui va vérifier ?
- selon quelle méthode ?
- qui va infliger les amendes ?
- à partir de quand ?
Le problème avec le décret
- Le décret réduit le plafond de l’amende défini dans la loi : il passe de 25 000 € à 20 000 €.
- Le décret ne dit pas si l’amende est distribuée par organisme défaillant ou par service en ligne défaillant.
- Le décret définit que seules les entreprises qui ont un chiffre d’affaires de plus de 250 millions d’euros sont concernées par l’obligation légale et le risque d’amende.
- Très grandes entreprises, petites sanctions : le décret incite à ne pas investir dans l’accessibilité numérique et à payer une amende. L’amende devient le paiement d’un droit à ne rien faire pour les entreprises.
- Des délais sont fixés pour se mettre aux normes, mais des délais supplémentaires allant jusqu’à 8 mois sont accordés avant que les amendes ne soient appliquées.
- Personne n’est désigné pour suivre l’application de la loi.
- Personne n’est désigné pour collecter les amendes.
- On ne sait pas comment la France a prévu de vérifier que la loi est appliquée, selon quelle méthodologie.
Nos propositions
- Le plafond de 25 000 € doit être préservé.
- L’amende doit être multipliable par le nombre de services en ligne non-conformes. Cela doit figurer explicitement dans le décret.
- Les délais avant amendes doivent être réduits pour ne pas dépasser 3 mois maximum.
- Un service dédié au contrôle et à la collecte des amendes doit être créé, avec des moyens dédiés et non transférables sur d’autres activités.
- Un suivi public et transparent de la mise en œuvre de la loi doit être créé, sur le modèle du site du département de la Justice américaine.
- Le site doit permettre aux citoyens de remonter les problèmes : ce dispositif doit être public.
[Version longue] Mise en œuvre par la France du contrôle et des sanctions associées
Un décret a pour objet de rendre applicables concrètement les dispositions générales fixées par le législateur. Or, sans suivi ni contrôle, aucune chance pour que la loi ne s’applique d’elle-même. Pour preuve : nous sommes en 2019, la loi exigeant que les services en ligne du secteur public soient accessibles date de 2005. En comptant le délai accordé, tout devrait être accessible dans le secteur public depuis… 2012. Et c’est loin d’être le cas ! Nous avons fait une étude chez Koena sur 400 sites web publics en septembre 2018 et moins de 5% des sites web audités avaient un niveau de conformité acceptable.
La loi initiale de 2005 prévoyait pourtant un contrôle et la publication sur liste noire des sites en faute. Mais ça n’a jamais été mis en œuvre. L’humain est ainsi fait qu’il est rare qu’il se saisisse d’une obligation contraignante s’il n’est pas contrôlé. Et prendre en compte l’accessibilité est vécu comme contraignant, car cela impose souvent un changement dans son organisation et l’affectation de ressources dédiées.
Nous allons donc voir dans quelle mesure le projet de décret prévoit de répondre aux questions laissées en suspens dans la loi, notamment :
- selon quel barème est fixée l’amende dont le plafond est de 25 000 euros ?
- quels sont les délais de mise en œuvre ?
- qui assurera le contrôle, selon quelle méthodologie et avec quelle périodicité ?
- qui sera chargé de collecter l’amende ?
Notons que dans le texte de loi initial, il était prévu la création d’un fonds national d’accessibilité universelle. Le projet de loi prévoyait même une date limite pour mettre en œuvre ce fonds par décret, mais un amendement avait déjà supprimé cette disposition au motif suivant :
Compte tenu des difficultés rencontrées pour la mise en œuvre du fonds national d’accessibilité universelle, le gouvernement s’est engagé à des solutions concrètes sur le sujet au travers d’une mission d’inspection conjointe IGAS/IGF qui portera sur l’accessibilité universelle. Dans l’attente, il est préférable de ne pas fixer d’échéance prématurée au regard des difficultés évoquées.
Voir l’amendement du groupe La République en Marche n°AS280 du 17 juillet 2018.
Par ailleurs, l’absence de ce fonds n’empêche pas de prononcer des sanctions, qui sont alors versées au budget général de l’État.
Contrairement à notre billet de blog précédent sur la notion de charges disproportionnées, nous n’allons pas détailler les articles du projet de décret, ce serait trop long. Nous allons seulement en citer des extraits. Voici déjà la liste des articles concernés :
- Article 3 : obligations passibles de sanctions
- Article 4 : sanctions
- Article 6 : seuil entreprises
- Article 8 : délais de mise en conformité
- Article 9 : suivi – monitoring
Le contexte européen pour le suivi de la mise en œuvre de la Directive européenne dans les États-membres
Rappelons que la loi se veut une transposition de la directive européenne UE 2016/2102 du 26 octobre 2016 sur l’accessibilité des sites Web et applications mobiles du secteur public.
Or, la Directive impose 2 sujets très clairs :
- un suivi du niveau d’accessibilité, avec obligation pour chaque État-membre de remettre un rapport circonstancié à la Commission européenne ;
- un calendrier et une méthodologie pour ce suivi, avec une échéance le 23 décembre 2021 pour la remise du rapport à la Commission européenne.
En revanche, la Directive ne mentionne nullement l’obligation de sanctions financières. Il s’agit là d’une initiative française, dont le principe avait déjà été adopté dans la loi pour une République numérique d’octobre 2016, et dont le principe a été maintenu avec une augmentation du plafond porté de 5 000 à 25 000 euros d’amende.
Quel est le problème avec le texte du décret concernant le suivi ?
Le problème fondamental avec le décret, c’est qu’il ne permet pas à la loi d’être appliquée. Or, c’est pourtant l’essence même d’un décret «d’application».
Par exemple, comment sera fait le suivi ? L’article 9 du décret renvoie à l’arrêté :
La méthode de suivi employée et le contenu du rapport sont fixés par arrêté conjoint du ministre chargé des personnes handicapées et du ministre chargé du numérique.
Or, le projet d’arrêté actuel et son annexe (14 pages tout de même !) ne répond pas du tout à la question. Il s’agit d’une reprise des principes énoncés actuellement dans le guide d’accompagnement du référentiel d’accessibilité français (RGAA). La reprise de ce texte en annexe d’un arrêté est une bonne chose, puisque ça en renforce la portée et l’impact, mais ça ne répond pas à la question du suivi par la France du niveau d’accessibilité des sites et applications couverts par l’obligation légale. La méthodologie évoquée dans l’arrêté actuel est celle que tout organisme devra employer pour chacun de ses services numériques. Mais 2 questions essentielles restent sans réponse :
- Qui, au sein de l’État, va vérifier que ce travail a été fait par les organismes visés par l’obligation ?
- Comment cette vérification va avoir lieu concrètement à l’échelle nationale ? Avec quels moyens et selon quelle méthodologie ?
Ni le décret ni l’arrêté ne répondent à ces questions. L’article 3. III du décret évoque un téléservice dont les modalités seront, je cite, arrêtées conjointement par le ministre chargé des personnes handicapées et le ministre chargé du numérique
. Difficile de faire plus vague. Et ce téléservice ne concerne a priori que la question de la déclaration d’accessibilité et ne répond pas aux questions du suivi.
Or, sans ces informations, l’obligation légale reste dans le domaine de l’intention laissée au soin des bonnes volontés dont on sait qu’elles ne sont pas suffisantes pour devenir des priorités d’action.
La question de l’amende et les lacunes du projet de décret
La loi prévoit une amende dont le montant est plafonné à 25 000 euros en cas de non publication des documents suivants :
- déclaration d’accessibilité,
- schéma pluriannuel sur 3 ans,
- plan d’action annuel de l’année en cours.
Le décret doit donc fixer les modalités de collecte de l’amende. Dans un contexte où l’accessibilité n’est jamais prioritaire, une amende est une bonne nouvelle puisqu’elle peut inciter les organisations à repositionner le sujet au-dessus de la pile des sujets à traiter. Il est donc essentiel de savoir plusieurs choses :
- Quels sont les seuils, puisque le plafond est de 25 000 € ?
- Quels sont les délais associés et les modalités de collecte de l’amende ?
- Qui va collecter l’amende ?
Seuil et montant des amendes
À la première question concernant les seuils et montants de l’amende selon la taille de l’organisme, la réponse est clairement donnée à l’article 4 III :
- les collectivités de moins de 5000 habitants et établissements qui en dépendent paieront 2 000 € d’amende ;
- les autres paieront 20 000 € d’amende.
Notons que le plafond légal de 25 000 € ne sera donc jamais atteint. Il s’agit là d’un abaissement par l’exécutif du plafond voté par les parlementaires. Sachant que dans le même temps, les entreprises concernées par l’obligation sont celles dont le seuil de chiffre d’affaires dépasse 250 millions d’euros (cf. article 6 du décret). Une entreprise de 250 millions d’euros risque donc au maximum 20 000 euros d’amende…
Une question demeure : l’amende sera-t-elle émise pour un organisme défaillant ou pour autant de services en ligne défaillants pour un même organisme, ce qui multiplierait le montant de l’amende par le nombre de services concernés ?
Encore une question restée sans réponse. Les acteurs du dossier que j’ai pu interroger considèrent pour acquis que l’amende serait émise pour chaque service en ligne et non pas par organisme, mais rien ne l’indique formellement. Or, le flou bénéficie rarement au renforcement de la sanction…
Délais de mise en œuvre
L’article 8 du décret est intitulé « délais de mise en conformité ». Avertissement important : la lecture de cet article peut provoquer des maux de tête. À quand une version facile à lire et à comprendre des textes juridiques pour que tout citoyen censé appliqué la loi en soit capable ?
Pour résumer ce que j’en ai compris, il y a 2 délais prévus pour que les organismes concernés par l’obligation légale se mettent aux normes et publient les documents attendus :
- un délai pour les personnes morales de droit public, c’est-à-dire les organismes visés par la loi depuis 2005 et dont les délais de mise en conformité ont expiré depuis 2012 ;
- un délai pour les nouveaux organismes visés par la loi depuis la mise à jour en septembre 2018. Ce qui concerne notamment :
- les personnes morales de droit privé ayant une délégation de service public,
- les associations à but non lucratif ayant une mission d’intérêt général et apportant un service essentiel au public ou des services pour les personnes handicapées
- les grandes entreprises dont le chiffre d’affaires excède 250 millions d’euros.
Délais pour les organismes du secteur public visés par la loi depuis 2005
Pour les sites web (internet, intranet et extranet) :
- L’obligation de conformité au RGAA ne bénéficie pas de délais supplémentaires pour les sites web nouveaux ou existant avant l’entrée en vigueur du décret, mais plutôt d’une remise à zéro du compteur. Les organismes du secteur public dont les servies en ligne sont non accessibles aujourd’hui, sont dans l’illégalité depuis 2012. Avec le décret, elles seront dans l’illégalité dès le lendemain de la publication du décret.
- L’obligation de publication des documents légaux étant nouvelle et passible de sanction, des échéances ont été fixées :
- sites web nouveaux, mis en production après publication du décret : 23 septembre 2019,
- sites web anciens, mis en production avant publication du décret : 23 septembre 2020.
Pour les applications mobiles, les progiciels et le mobilier urbain numérique, une seule date que ce soit pour la mise aux normes ou l’obligation de publication des documents légaux (passible de sanction) : 23 juin 2021.
Délais pour les organismes visés par la loi seulement depuis la mise à jour en septembre 2018
Pour les organismes nouvellement visés par l’obligation d’accessibilité numérique, les délais sont les mêmes, que ce soit pour la mise en conformité avec les normes ou pour la publication des documents légaux passibles de sanction.
Nous avons donc 3 cas, avec 3 échéances :
- Pour les sites web nouveaux, mis en production après la publication du décret : 23 septembre 2019.
- Pour les sites web anciens, mis en production avant la publication du décret : 23 septembre 2020.
- Pour les applications mobiles, les progiciels et le mobilier urbain numérique : 23 juin 2021.
Une fois les délais de mise en conformité expirés, il y a de nouveaux délais avant sanction, et c’est l’article 4 du projet de décret qui les évoque.
Ce délai avant sanction peut aller jusqu’à 8 mois au total. À un premier délai de 3 mois pendant lequel l’organisme doit répondre à la mise en demeure, 2 mois supplémentaires peuvent être accordés à la demande de l’intéressé. 5 mois de délai pour… répondre et expliquer pourquoi les documents n’ont pas été publiés !
Et une fois la réponse apportée, qui peut être du type « désolée, notre situation est complexe on n’a pas le budget, mais on va se rattraper un jour… », l’administration en charge de collecter les amendes (on ne sait pas qui…) peut encore accorder un délai de 3 mois supplémentaires. Donc 8 mois pour faire un audit et potentiellement déclarer qu’on n’est pas accessible et qu’on n’a rien fait malgré les délais prévus ?
Car rappelons que l’amende n’est exigée que si les documents officiels n’ont pas été publiés, pas en cas d’inaccessibilité du service en ligne. Il suffit donc de faire l’audit, de rédiger les documents, de les publier et… pas d’amende ! Et pendant ce temps, l’utilisateur ou l’utilisatrice handicapée n’a toujours aucun service et doit se débrouiller.
En bref : dates à retenir
- le lendemain de la publication du décret :
- conformité RGAA des sites web anciens et nouveaux du secteur public
- 23 septembre 2019 :
- publication des documents légaux pour les sites web nouveaux de tous les organismes visés par la loi
- Mai 2020 : épuisement des délais, distribution des premières amendes de 20 000 euros maximum concernant les sites web nouveaux, mis en production après la publication du décret.
- publication des documents légaux pour les sites web nouveaux de tous les organismes visés par la loi
- 23 septembre 2020 :
- publication des documents légaux pour les sites web anciens de tous les organismes visés par la loi
- Mai 2021 : épuisement des délais, distribution des premières amendes de 20 000 euros maximum concernant les sites web anciens.
- publication des documents légaux pour les sites web anciens de tous les organismes visés par la loi
- 23 juin 2021 :
- mise en conformité et publication des documents légaux pour les applications mobiles, progiciels et mobilier urbain numérique de tous les organismes visés par la loi.
- Février 2022 : épuisement des délais, distribution des premières amendes de 20 000 euros maximum concernant la partie non-web.
- mise en conformité et publication des documents légaux pour les applications mobiles, progiciels et mobilier urbain numérique de tous les organismes visés par la loi.
Qui pour suivre et collecter les amendes ?
La réponse va être aussi courte qu’éloquente : personne. Rien n’est indiqué, et pire, rien ne semble décidé selon nos sources. Vous vous souvenez de cette fameuse liste noire prévue dans la loi initiale, votée en 2005, et jamais mise en œuvre ? Normal, personne n’était chargé de son application. Et c’est sans doute le plus dangereux. À quoi bon voter des lois si elles ne sont pas mises en œuvre ?
Proposition : création d’un dispositif dédié au contrôle de la mise en œuvre et à la collecte des amendes
Imaginez que les obligations légales concernant le code de la route ne soient pas vérifiées ni sanctionnées ? Peu de chances pour qu’elles soient massivement respectées. Il s’agit pourtant de consignes pour la sécurité des personnes, et ces mêmes personnes n’hésitent pas à mettre leur vie en danger. C’est la perspective de l’amende et les contrôles réguliers qui réfrènent la tentation de ne pas respecter la règle. C’est tout à fait humain.
Or, c’est bien d’un dispositif complet et dédié au contrôle de l’accessibilité numérique et à la collecte des amendes dont nous avons besoin.
Nous pouvons nous inspirés des États-Unis, où le département de la Justice américaine suit l’application de la loi et rend compte des plaintes et sanctions sur un site web dédié.
Pour rester en France, l’emploi des personnes handicapées fait l’objet d’un suivi et d’une collecte d’amende via des organismes dédiés (l’Agefiph dans le privé et le FIPHFP dans le public).
Et évidemment, il est indispensable de simplifier la communication sur les obligations légales, de réduire les délais et d’éviter l’arbitraire en laissant les organismes juges et parties quant aux motifs leur permettant de déroger aux obligations et de demander des délais supplémentaires.
Conclusion : des projets de décret et arrêté rejetés par les représentants des personnes handicapées
Le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) émet des avis sur les projets de loi et règlement qui concernent les personnes handicapées. Or, c’est sans surprise que le CNCPH a émis 2 avis défavorables pour les projets de décret et d’arrêté, publiés sur leur site web à la séance plénière datée du 18 avril 2019.
Espérons que le gouvernement, et les personnes de l’administration qui tiennent la plume pour rédiger ces projets de décret et arrêté, sauront prendre en compte ces avis défavorables et reverront leur copie…
Texte : Armony Altinier
Illustration :
Merci beaucoup pour cette série d’articles, c’est beaucoup plus clair que de passer par les textes de loi qui sont, je suis d’accord avec vous, souvent imbuvables.
Une belle journée à vous,
Caroline
Merci pour ce retour, ça fait plaisir à lire !