J’avais prévu de vous parler dans cet article des nouvelles dispositions légales sur l’accessibilité numérique, avec la mise à jour de l’article 47 de la loi handicap le 11 mars 2023. Mais le contexte de crise politique et sociale m’a fait changer d’avis. Je prends finalement la plume aujourd’hui sur un ton très personnel. J’avais ce besoin de partager mon ressenti. En tant que fondatrice et présidente de Koena bien sûr, mais aussi plus simplement en tant que citoyenne. Citoyenne atteinte du Syndrome Ehlers-Danlos et handicapée par ma maladie, mais handicapée aussi par un environnement qui m’est de plus en plus inaccessible à mesure que ma maladie progresse.
Continuer face aux crises multiples, comme si de rien n’était ?
Au moment où j’écris ces lignes, les débats sur la réforme des retraites ont pris fin à l’Assemblée nationale par un coup de force du gouvernement, usant de l’article 49-3 de la Constitution pour fuir un vote qu’il pressentait défavorable à son projet de loi. Malgré des mobilisations fortes dans la rue depuis des semaines, malgré des sondages largement contre la réforme, malgré une motion de censure passée à 9 voix de l’adoption… Le Président Emmanuel Macron décide seul pour la France. Il pense savoir ce qui est le mieux pour les Françaises et les Français, contre leur avis même. Sans en tenir compte. Comme si de rien n’était.
Dans le même temps, la synthèse finale du 6e rapport du GIEC est sortie le 20 mars 2023, et comme le dit la journaliste Paloma Moritz sur Blast : « et tout le monde s’en fout ». L’activité continue dans un monde qui brûle, comme si de rien n’était.
Et toujours dans ce même temps, les Ukrainiennes et Ukrainiens se battent vaillamment contre l’envahisseur russe, sur le sol européen. Plus loin, en Iran, une répression d’une brutalité féroce se poursuit contre ces militantes et militants qui réclament en un cri « Femme, Vie, Liberté ». Mais une actualité en chasse une autre, comme si de rien n’était.
Justement, comment écrire un énième article de blog de mon côté, comme si de rien ? Quel sens notre travail a-t-il dans un contexte de crise environnementale, politique, sociale et économique ?
Agir à notre échelle, est-ce seulement possible ? Quel impact pouvons-nous avoir dans un tel contexte ?
Nous vivons une crise majeure, et ce n’est pas rien !
La première chose que j’avais envie de faire, c’est de reconnaître ce moment de crise. Prendre le temps de réfléchir. Souffler, respirer et me retrouver avec les gens que j’aime. Depuis les confinements successifs liés au COVID, j’ai l’impression de naviguer dans la tempête, tenant la barre d’un navire sur une mer déchaînée et dans un brouillard épais. Allez faire des prévisionnels sur 3 à 5 ans quand il est impossible de prévoir ce qui se passera dans la semaine qui vient…
Ce contexte de crise avec la montée de l’autoritarisme et de la répression des libertés au niveau international, l’éco-anxiété montante face à l’inaction climatique, le sentiment d’impuissance et d’infantilisation naissant du mépris de nos gouvernants, l’envolée des prix et la pauvreté grandissante qu’elle entraîne partout autour de nous… Tout ce contexte pèse lourd sur de nombreuses personnes, avec des conséquences sur la santé physique et mentale. Nous en avons relevé des témoignages chez Koena lors d’une étude réalisée dans le cadre du projet européen ide@, où des étudiants nous confiaient leurs difficultés lors de la période COVID. Je le mesure personnellement autour de moi, avec des personnes + ou moins proches qui « craquent », sont en arrêt pour dépression. Et je doute qu’il s’agisse d’un hasard si ma maladie a décidé de progresser dans cette période, même si cela aurait pu arriver dans tous les cas.
Nous vivons une période de crises, au pluriel, et c’est normal que cela nous affecte. Car non, ce n’est pas rien. Et je ne veux pas faire comme si de rien n’était.
Face aux crises, l’action et l’engagement comme remède à la déprime ?
Je lis pas mal de témoignages de personnes qui découvrent ou redécouvrent la joie des mobilisations. L’action est sans doute un antidote puissant contre la déprime liée au sentiment d’impuissance face à toutes ces crises plus grandes que nous, individuellement.
Créer une entreprise, inscrire cette entreprise dans l’économie sociale et solidaire, construire une équipe autour d’un projet de société, travailler au quotidien pour essayer d’améliorer l’accès des personnes handicapées par un numérique inaccessible… C’est la mission de Koena depuis le départ, inscrite comme telle depuis décembre 2022, Koena étant devenue une entreprise à mission.
Et pourtant, cette question du sens, je me la pose aussi. Et malgré l’action quotidienne, le découragement guette parfois. À quoi bon travailler dans ce secteur si spécifique si la planète brûle ? À quoi peuvent bien servir nos audits si les clients ne sont intéressés que par un score et la publication de documents légaux obligatoires, sans forcément avoir la volonté de corriger les problèmes relevés ?
Puis ma maladie se rappelle à moi. Les douleurs au quotidien et la difficulté de me déplacer. Cela fait des mois que la gare près de chez moi a mis un ascenseur, et presque un an qu’il n’est toujours pas en service, sans savoir quand cela arrivera. L’accessibilité n’est pas la priorité. L’accessibilité n’est jamais la priorité.
Je peine de plus en plus à utiliser ma souris, et même le clavier. De toutes façons, naviguer au clavier, vous avez essayé ? Bonne chance ! Pas grand chose ne fonctionne. Et qu’en sera-t-il quand j’aurai reçu la technologie d’assistance me permettant de naviguer à la voix ? Dans quelle mesure cela va-t-il fonctionner ?
De frustrations en désillusions, l’indignation revient. Si la planète brûle, si un autre monde est à construire, s’il est nécessaire de se mobiliser : le ferons-nous toutes et tous ensemble ? Ou laisserons-nous encore une partie de la population de côté ? Juste parce qu’elle ne correspond pas à la norme du » bon citoyen », celui qui peut s’adapter, qui ne nécessite que peu d’attention, peu d’effort…
La boussole accessibilité pour donner du sens
Et si l’accessibilité était en soi porteuse d’une autre approche de la société ? Une société où toute personne est libre et égale en dignité et en droit. Une société qui se fait un devoir de s’adapter à la diversité des moyens d’accès à ces droits. Une société conçue pour les personnes qui la composent, en partant des usages les plus minoritaires. Partir des usages minoritaires pour en faire un principe s’appliquant au plus grand nombre, dans une logique de conception universelle.
Alors face à ces crises multiples, je me dis que le découragement n’a pas sa place. Les enjeux face à nous n’ont pas qu’une réponse possible :
- l’exclusion pour maintenir les meilleures conditions à une poignée de privilégiés,
- la réduction de la population par la guerre ou le génocide,
- un projet de société basé sur la discrimination des personnes selon une valeur innée supposée.
Ces réponses aux crises composent un projet de société autoritaire et discriminatoire, qui se propage de plus en plus ouvertement dans l’espace public.
La seule alternative à la montée de l’extrême droite, c’est la réaffirmation d’une égalité de droits. Et dans ce contexte, l’accessibilité et la conception universelle constituent à mon sens la boussole de toute action souhaitant mettre concrètement en œuvre ces principes d’une humanité universelle.
Malgré les tempêtes et les brouillards, c’est cette boussole de l’accessibilité qui donne le cap de notre action chez Koena. Malgré les incertitudes, nous poursuivrons donc à orienter notre action en ce sens, et espérons le faire le plus collectivement possible, avec toutes les personnes et structures se reconnaissant dans ce message.
À bientôt ?